La Source, 1894
Panneau en marqueterie de bois de placage et incrustations de nacre, signé et daté en bas à droite, portant en bas à gauche une citation extraite du poème La Source de Théophile Gautier :
« Peut-être deviendrai-je un fleuve
Baignant vallons, rochers et tours » (Emaux et Camées, 1852)
85 x 160 cm
Provenance :
Ateliers Majorelle, Nancy
Collection M.S. (collaborateur de Louis Majorelle)
Par descendance, dans la famille de M.S.
Galerie Alexis Pentcheff
Collection particulière, France
Historique :
Ce panneau en marqueterie de bois, exécuté d’après une composition de Jacques Gruber, fut initialement conçu comme plateau de table, dont le pied, seulement connu dans la littérature par un dessin (Les arts décoratifs aux Salons de 1895, Revue des arts décoratifs p.464), ne nous est pas parvenu.
Présenté en 1894 à l’Exposition d’art décoratif et industriel lorrain puis en 1895 au Salon des arts décoratifs, ce qui vaut d’ailleurs une médaille à Majorelle, on perd ensuite la trace de cet objet, racheté par la galerie en 2010 à la descendance d’un collaborateur de Louis Majorelle.
Expositions :
Exposition d’art décoratif et industriel lorrain, salle Poirel, Nancy, 1894
Salon des arts décoratifs, Palais des Champs Elysées, Paris, 1895
Bibliographie :
Jules Rais, « L’art décoratif et industriel en Lorraine » dans La Lorraine artiste, n°32, 12ème année, dimanche 5 août 1894 (décrit en p.271).
L. De Fourcaud, « Les arts décoratifs aux Salons de 1895 », Revue des arts décoratifs Tome XV; 1894-1895, p.455 à 468 (décrit dans l’article, le panneau reproduit en p. 465 et le pied en p. 464).
La lorraine Artiste, 2 juin 1895 (cité p. 220).
Exposition des ouvrages de peintures, sculpture, architecture, gravure et lithographie des artistes vivants exposés aux palais des Champs-Elysées le 1er mai 1895, 2e édition, Paris, Imprimerie Paul Dupont, 1895, n°3722.
Émile Nicolas, « Les meubles de Louis Majorelle » dans La Lorraine, n°4, 19ème année, 15 février 1901.
Valérie Thomas (dir.), Jacques Gruber et l’Art Nouveau : un parcours décoratif, Paris, Gallimard, 2011.
La Source, 1894
Panneau en marqueterie de bois, fruit d'une collaboration entre Louis Majorelle & Jacques Gruber
Gruber X Majorelle
À la fin du XIXᵉ siècle, Louis Majorelle (1859–1926), héritier d’une importante fabrique de meubles à Nancy, amorce un tournant décisif dans l’histoire de sa maison.
Jusqu’alors ancrée dans une tradition d’ébénisterie bourgeoise et historiciste, la Maison Majorelle se rapproche des mouvements modernes qui annoncent l’Art nouveau.
C’est dans ce contexte que Majorelle sollicite le talent de Jacques Gruber (1870–1936), jeune créateur formé à l’École des Arts décoratifs de Paris, déjà remarqué pour ses qualités de dessinateur et sa sensibilité décorative.
La Source constitue l’unique témoignage connu de cette collaboration ponctuelle entre les deux artistes : un panneau en marqueterie conçu par la Maison Majorelle d’après un dessin de Gruber. Si la presse et les catalogues d’époque créditent principalement Majorelle, l’intervention de Gruber est essentielle. Ce partage de paternité explique d'ailleurs en partie que l’œuvre soit longtemps restée en marge de l’historiographie traditionnelle, jusqu’à sa redécouverte comme création conjointe.
Gautier en filigrane
Le sujet choisi est une allégorie de l’eau vive, à la symbolique puissante.
Une nymphe monumentale incarne La Source, dans une posture hiératique, les cheveux ruisselants, entourée d’une flore et d’une faune aquatiques : iris et nénuphars, poissons stylisés, motifs fluides composent une véritable scène symboliste.
Le caractère littéraire de l’œuvre est souligné par un vers pyrogravé de Théophile Gautier :
« Peut-être deviendrai-je un fleuve,
Baignant vallon, rochers et tours. »
Cette inscription, rare dans le mobilier de l’époque, manifeste une volonté de relier les arts décoratifs à la culture lettrée, un goût partagé dans le cercle nancéien.
L’exécution est d’une virtuosité remarquable : plus d’une quinzaine d’essences précieuses (sycomore teinté pour les modelés, poirier gravé pour le corps de la nymphe, péroba jaune pour la chevelure, ébène de Macassar et amarante pour les poissons, loupes de thuya, buis, orme, myrte, amboine…), enrichies d’incrustations de nacre rappelant les techniques japonisantes du mobilier burgauté.
Cette liberté dans l’association des matériaux et des références place l’œuvre au croisement de plusieurs courants : Préraphaélisme, Symbolisme, Arts & Crafts anglais, Jugendstil allemand, dans une approche expérimentale annonciatrice des recherches à venir.
Un chapitre discret de l'Art nouveau
Présentée à Nancy en 1894 (salle Poirel), puis à Paris en 1895 (Salon des Arts décoratifs, Palais de l’Industrie) où elle est médaillée, La Source fut conçue comme le plateau d’une table dont le pied, richement orné, était imaginé mais n’a pas été conservé.
Longtemps connue uniquement par les sources littéraires (presse et descriptions critiques), l’œuvre réapparue aujourd’hui constitue un témoignage exceptionnel. Elle éclaire d’un jour nouveau le rôle pionnier de Majorelle dans l’Art nouveau.
La Source illustre en effet de façon éclatante l’engagement précoce de Louis Majorelle dans le mouvement, bien avant son affirmation au tournant du siècle. Elle témoigne d’un moment charnière : celui où la Maison Majorelle, encore en concurrence avec Émile Gallé, affirme déjà un langage propre — naturaliste, poétique et résolument moderne.
Par son ampleur, sa richesse technique et sa portée symbolique, La Source doit être considérée comme un jalon fondateur de l’Art nouveau lorrain, une pièce d'un intérêt certain pour l'histoire du mobilier français.